Artificial Memory Trace – Boto [Encantado] / Artificial Memory Trace – Ultrealith


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Peu de musiciens du milieu ont atteint la maîtrise et l’équilibre que montre à chacune de ses (trop rares) publications Slavek Kwi alias Artificial Memory Trace. D’un trait de pensée, on arrive aux œuvres modèles de Francisco López ou de Cédric Peyronnet, sans que celles-ci se ressemblent pour autant, pas plus qu’à celle de Slavek Kwi. Comme thème un lieu ou encore un être, un groupe d’êtres, une activité, enfin quelque chose qui peut se donner pour image non sonore avant même de commencer d’en dévoiler le chant. Voilà comment dès l’abord dessiner le plus simplement le champ commun de ces nombreux musiciens du terrain. Et c’est au cœur de cette même image que prend forme le son. Celui-ci, dans ces œuvres raisonnées, contrairement à celles de field recording pur dont l’intérêt ne peut résider dans le recul artistique, doit se trouver réorganisé, de main de maître, devenir le matériau d’une nouvelle toile sonore, qui conservera les goûts, les odeurs, les densités, les humidités que le milieu d’origine portait au moment de la captation, mais redistribués selon l’élan et le rythme de l’artiste. C’est une révélation, ou encore une ré-élevation. Alors, et seulement alors, l’image mentale revient, induite par le trait du musicien, guidée par son geste, et portée en projet par la sensibilité de l’auditeur. Si les lignes qui précèdent semblent se dessiner en plan de manifeste, c’est parce que les disques de Slavek Kwi en sont exemplaires. Boto [Encantado], publié en album vinyle par le label belge ini.itu porte suffisamment les traces de son origine pour que l’on puisse, sans trahir la volonté de Slavek Kwi, évoquer les sons de dauphins qui ont servi de matière première. L’animal est présent jusque sur la pochette ; quoi qu’il en soit, les détails des modalités de captation, et surtout l’implication symbolique et mythologique du mammifère, sont offerts uniquement à ceux des auditeurs qui en auront l’envie (le texte est imprimé en reflet inversé). En cela, la démarche absolue rejoint celle de Francisco López et son vœu d’écoute transcendantale. Nous n’en dirons donc pas plus que ce qui est évident aux yeux et aux oreilles de tous. L’oreille précisément, qu’entend-elle ici ? Ce sont des tintements, des crépitements, des poussées, plus ou moins aigus, des frottements nasaux, des éclosions aquatiques fortement comprimées. Voilà pour l’arsenal. La ré-élévation de ces sons se fait précisément dans le sens d’une ascension, fragile car la composition limite les superpositions et le tissage d’harmoniques. La nature courte des sons (ou supposée telle) est respectée dans le nouveau treillage. L’eau bien sûr mais offrant peu de portance, et n’était la présence trop forte de l’image de pochette, on pourrait croire à l’envol insectoïde d’un ballet fragile de sons dans la canopée. Pourtant, la couleur, celle que l’on entend, garde bien le filtre de l’eau, le gris et le bleu, pas ou peu d’harmoniques, pas de fontaine de lumière orangée, il n’est pas question ici de soleil. On reste indécis sur le milieu et on se laisse alors flotter, ce qu’à la fois l’eau et l’air rendent possible, à la fois la nageoire et le chant. Faire chanter la matière ce peut donc être révéler le lieu, l’être, l’activité, ou encore la taille. En effet, des musiciens de plus en plus nombreux vont mettre au jour ce qui se niche aux frontières de l’audible, ou du visible. Sur Ultrealith, S. Kwi / Artificial Memory Trace a réuni des pièces dont le commun réside dans l’exploration des frontières de l’humainement audible, telles que « les sons immergés, les ultrasons, les signaux électromagnétiques ». Il ne faut pas imaginer pour autant que l’album se situe lui aussi « aux frontières du silence ». Bien au contraire. De la même manière que la microscopie révèle à l’œil un monde qu’il n’aurait pu voir nu, de la même manière Slavek Kwi rehausse ses sources. Tous ces petits éléments sonores, mis en scène comme si l’on plaçait dans un vivarium des animalcules que l’on filmerait avec le grossissement adapté, Slavek Kwi les a reconstruits en univers inouïs et équilibrés ; qu’ils aient été produits par des insectes, des chauves-souris, des cétacés, des crapauds… ils se répondent, en une manière de dialogue chimérique, ou encore de construction picturale qui n’aurait d’équivalent que les aberrations splendidement équilibrées de Hieronymus Bosch.

Denis Boyer

2012-11-22