Sonic Area – Music for Ghosts

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Le XXe siècle naissant, avant d’entrer dans l’ère de la tuerie de masse, est encore teinté de décadentisme, et porte le fardeau des paradoxes que le premier siècle du progrès accéléré lui a légués. Le positivisme éclaira ainsi la fin du XIXe, mais il n’est de lumière sans ombre, et de tardifs ersatz du romantisme, cousins désavoués du symbolisme, expriment la peur, l’inconnu, et le goût de l’au-delà. Parmi ceux-là, bien sûr, le spiritisme. Sonic Area a su, a voulu et a su magistralement, donner les impressions qu’une telle richesse symbolique, esthétique, technique produit encore sur nos esprits. Rencontre de deux modernités, l’actuelle mettant ses moyens au service des peintures de sa devancière, Music for Ghosts est comme la réponse électro au splendide Loss de Bass Communion. Mais comme électro est bien limitatif ! Mise en scène cinématographique, couleurs et brillances, travaux de rythmes et de mélodies, cordes, textures recomposées, font oublier toute référence de style obligé. Car l’album tout entier est une épopée, comme l’extraordinaire morceau d’introduction, Never Ever More, le fait comprendre : montée progressive, absorption (de l’absinthe ?), ritournelle, réchauffement des basses, des pitches aluminés, compression de l’air jusqu’à solidification, et déflagration. Des voix, déjà, dans cette brume de chaleur, semblent porter le récit de la lumière qui peine dans le brouillard des villes. Plus loin, de même que les Young Gods de la période L’eau rouge / Play Kurt Weil (tout comme les percussions de The Infernal Clockwork nous propulsent sur la Longue route, en direction du Nord d’Imminent Starvation), des orgues de barbaries, des valses bancales (The Living Carousel), replacent les images dans le cadran temporel, précédées d’invocations spirites. Partout, jusque dans ces images populaires, la mécanique resurgit par des pistons excités de vapeur, des presses nourries de sueurs métallisées. La construction des morceaux, leurs pauses, leur relief, œuvrent à la mise en scène des textures ciselées. Redisons-le, l’électronique est tout entière au service de ce film puissant où toutes les fumées s’enchevêtrent, où le métal prend les dessins précieux de l’Art Nouveau. Et par toutes les volutes, dans les remugles des chevaux vapeur, l’esprit hante, sous forme de voix lointaines parfois, d’un souffle trop organique pour appartenir encore à la machine, ectoplasme filant sous les ailes d’oiseaux apeurés, devançant les pas sur l’escalier (The Endless Staircase), accélérant la cadence cette fois tout électro du très stravinskien Eureka. On touche à ce moment à ce que Jérôme Soudan / Mimetic avait réussi brillamment sur son premier album Overrated. D’autres visions empruntent à la musique cosmique (Inframonde) ou au western façon John Barry (Seven) (Haunted Hall Motel Ballade)… Mais arrêtons ici les rapprochements qui, s’ils se forment bien à l’esprit, ne doivent pas être compris comme une liste de gimmicks, mais comme un voisinage de styles que Sonic Area visite pour servir son but, la façon d’un espace sonore hautement pictogène dans lequel le mouvement, le cœur, le souffle, le raffinement, formes d’un perfectionnement qui devrait chasser tout équivoque, révèlent bien au contraire l’ambigüité fantomatique, offrent une fenêtre sur l’esprit dans la machine.

Denis Boyer

2012-11-07