CoH & Midori Hirano – Sudden Fruit / Melaine Dalibert & David Sylvian – Vermilion Hours

     

Mind Travels / Ici d’Ailleurs

https://icidailleurs.fr/artist/coh_hirano/

https://mindtravels.bandcamp.com/album/vermilion-hours

 

Les deux albums dont on parlera ici n’ont pas pour unique point commun leur présence dans la série Mind Travels du label Ici d’Ailleurs. Ils partagent une même dynamique d’association, la même envoûtante étrangeté que seule notre ère, d’une manière globale, peut faire éclore.

Midori Hirano, comme Melaine Dalibert, est pianiste. Quant à Ivan Pavlov / CoH et David Sylvian, ils interviennent chacun en infusant ou en appliquant à l’instrument des traitements électroniques.

Ce n’est pas la première fois que le piano, instrument hautement évocateur, cohabite avec l’avant-garde électronique. On pense d’abord aux appropriations de Claude Debussy par Biosphere ou Thomas Köner par exemple. Mais, et ceci n’est nullement dépréciatif, on peut apparenter largement de tels travaux à des remixes, car il n’y a pas de concomitance entre les jeux, les actions, mais un geste différé, une revisite.

Plus proche sans doute l’alliance de Vanessa Wagner avec Murcof témoigne de cet échange lumineux entre les musiciens, mais il s’agit d’un répertoire ne leur appartenant pas.

Le concept déployé sur les albums Sudden Fruit et Vermilion Hours trouve plus de proximité avec la relativement récente collaboration des frères Roger et Brian Eno, Mixing Colours, où les compositions du premier se minéralisent des interventions du second.

On connaît de CoH un style allant de l’ambient à l’électro minimale avec d’importants apports industriels. On s’attend moins à la manière dont il a colonisé le clavier de Midori Hirano. Et pourtant. Le piano de Midori Hirano est une invitation à ce type d’expérimentation. Elle joue de manière chaloupée, économe et ouverte dans le même temps. Un jeu qui permet à Ivan Pavlov son incursion numérique, par échos tout d’abord puis avec l’insertion de fragiles percussions siliceuses, presque organiques, dissoutes à peine écloses. Cet équilibre trouvé entre les deux musiciens, la co-composition prend plus de lumière, et les séquences électroniques servent de terreau au piano dès le deuxième morceau, Shedding Shadows. Tout est alors affaire d’équilibre, la fragilité des cordes jamais mise en danger par l’électronique mais plutôt minéralisée, soutenue en vibrants cliquetis infimes sur ses ouvertures les plus mélodiques. Cette expérience d’écoute fait comprendre combien Satie ou Ravel avaient dessiné un paysage musical si moderne qu’il semblait porter celui-ci en réserve. Car il ne s’agit pas ici d’adjoindre un gadget électronique à un piano qui ne souffrirait pas de cheminer seul. Les gestes s’épousent, se s’accordent, les timbres se répondent, et chacun semble attendre l’autre comme dans un geste amoureux et pudique dans le même temps.

De son côté, Melaine Dalibert, artiste minimaliste, a presque fait profession avec ses compositions algorithmiques de la gestion du temps – superposition, décalage, espacement. Ici, l’économie est plus marquée dès l’abord, si bien que l’on penserait le geste de David Sylvian anticipé. L’ex-chanteur de Japan a, dans sa pratique multiple de l’instrumentation, développé depuis longtemps le goût de l’expérimentation et du tissage de texture. Les albums qu’il avait réalisés avec Holger Czukay, mais aussi plus près de nous avec Stephan Mathieu, en témoignent. Pourtant, la première pièce de l’album, Musique pour le lever du jour est antérieure dans sa conception, publiée dans sa version originale et plus longue sur l’album du même nom en 2018. Mais dire que la collaboration y était en gésine ne semble pas trop audacieux : David Sylvian en avait réalisé la pochette. Ici, balayée de ses harmoniques acoustiques, au profit d’une résonance rappelant le traitement d’Eno sur le piano de Robert Wyatt dans Music For Airports, la pièce se déploie dans le grand espace laissé entre les notes essentielles, par la vibration d’ailes lumineuses. Les deux musiciens se laissent ainsi mutuellement un maximum de place.

Un tel espace réussit à faire de l’infime un panorama, et l’on sait que l’espace de la musique est le temps. Ainsi le déploiement de vingt minutes ne semble pas limité et l’on assiste dans la délicate chute des notes et dans la tout aussi subtile éclosion électronique de leur foliation, à un déroulement sans bornage, sans début ni fin, long fragment d’une réverbération comme le fantôme d’un chant primordial.

On dit que les filtres électroniques de David Sylvian agissent de manière impressionniste. C’est aussi l’épithète que l’on a souvent choisie pour qualifier la musique de Claude Debussy. Faut-il alors ne voir qu’un hasard dans le titre de la deuxième pièce, Arabesque ? Bien sûr nous sommes loin du jeu pressé, délié comme la course altérée du nuage poussé puis retenu par un vent facétieux, mais Melaine Dalibert comme David Sylvian qui eux plongent au cœur des mille configurations des cristaux de glace au cœur de ce nuage, semblent tout aussi soucieux d’une ouverture à la nature que leur illustre devancier.

Denis Boyer