Kalerne
https://kalerne.bandcamp.com/album/brownsberg-other-topographics
Brownsberg & Other Topographics est un split album, et non une collaboration comme Ulu Lone publié en 2019, et l’on va tenter de comprendre si c’est la seule amitié qui a juxtaposé les deux sonographes et musiciens.
C’est Yannick Dauby qui le premier avait publié l’œuvre de Marc Namblard, avec son album Chants Of Frozen Lakes, et l’on sait la reconnaissance qu’a reçu son travail durant les dernières années. Arpentant avec ferveur ses forêts Vosgiennes, Marc Namblard met en lumière leurs plus beaux sons et convoque l’attention nécessaire à la nature. Son geste s’applique à d’autres régions et on a pu l’entendre restituer les trésors sonores de Guyane comme ceux des Cévennes. Toute merveille naturelle, quelle que soit sa taille, mérite son intérêt et, partant, le nôtre : les mouvements de l’air comme celui des arbres, les communications des animaux comme celles de l’eau, fuyante ou solide jusqu’à craquer.
Yannick Dauby lui manipule tous les sons, naturels bien sûr, mais le berceau de ses compositions est plus large, enveloppant ceux que la civilisation laisse échapper de ses activités sociales ou solitaires. Vivant à Taïwan depuis de nombreuses années, il a trouvé en ce sens les ressources idéales à son exercice.
Ouvrant l’album, sa longue pièce Other Topographics est conçue à la manière d’une « dérive », et l’on ne peut que songer ici à Kenneth White dont la pensée a abreuvé beaucoup de musiciens expérimentaux, principalement ceux sensibles à son concept de géopoétique. Et cette dérive précisément, partant de Taipei pour rejoindre Tokyo, inclut toutes les zones du dehors, les surplombe ou y pénètre et jusque dans leurs marges. La musique de l’eau guide la première partie, sur quoi planent quelques fragments de voix, naviguant au-dessus d’elle plutôt qu’en elle. Malgré un passage grinçant quelque peu disgracieux qui suit immédiatement ce premier courant, la suite promet d’intéressants mouvements, capturant comme autant de phénomènes naturels les manifestations artificielles de l’activité sonore des ports et des zones connexes. Le micro événement comme le panorama trouvent leur place. Et si l’Usage du monde est convoqué dans la présentation de l’œuvre, on peut effectivement penser qu’entre les sons de l’industrie et ceux des oiseaux, le concert des insectes et celui des flots populeux, s’articulant souvent délicatement, Nicolas Bouvier aurait sans doute trouvé de quoi saisir, par des mots ou des photographies, d’intéressants instantanés dans ce concert de résonances et de transhumances.
Pour Marc Namblard, la compagnie humaine est pour le moins évitée, car Brownsberg comme la plupart de ses travaux se situe dans un champ résolument naturaliste. Les insectes comme les oiseaux règnent dans une zone où tout semble s’orchestrer, se répondre – ce sont de tels instants qui confirment l’intuition d’une musique du monde donnant le modèle à l’homme. Ces concerts naturels sans autre intention que ceux des instincts ont fourni à l’animal pensant un prototype qu’il a prolongé par l’esthétique.
Toutes les dynamiques sont représentées, de la répétition du crissement nuptial, au jaillissement du pépiement en passant par le bourdonnement de traverse. Il faut dire que la zone explorée située au Surinam, est, nous apprend Marc Namblard, réputée pour sa biodiversité exceptionnelle, c’est pourquoi aux sons des insectes et des oiseaux viennent s’adjoindre les chants des amphibiens et des singes. Mais cette richesse est fragilisée, menacée par les activités d’orpaillage sauvage et par la présence d’un immense lac artificiel qui vient corrompre l’équilibre météorologique de la zone.
Le sonographe comme l’auditeur ne peuvent se prévenir de considérer le trésor naturel qui y gite encore comme magnifié par leur propre écoute. Il faut chérir de telles révélations, toujours plus proches de la jeunesse du monde que de l’instant présent, les chérir ainsi qu’un trésor, qui lui n’a pas besoin de servir de monnaie d’échange.
Il existe peu d’endroits plus distants l’un de l’autre que Taïwan et le Surinam. Les chemins parcourus par les deux sonographes sont aussi différents que cette distance est grande. Et pourtant, l’un comme l’autre témoigne de l’empreinte humaine qui, marquée ou encore fantomatique, menace de rester indélébile.
Denis Boyer