Human Greed – World Fair

Omnempathy
www.omnempathy.com

On sait combien la musique de Michael Begg / Human Greed s’enracine en des concepts particuliers, comme celui de « liminalité », de l’impossible effacement de la frontière entre le vivant et le non vivant, le conscient et l’inconscient, l’animé et l’immobile. Ces moments de transition nourrissaient l’excellent Fortress Longing. Dans une sorte de continuité, l’album World Fair s’est construit autour d’une certaine vision du 16e siècle – la pochette reprend La Chute d’Icare de Pieter Breughel l’Ancien, ce tableau dans lequel le malheureux tombé du ciel pour s’être trop approché du soleil ne figure que dans un tout petit espace, encore ne voit-on que ses pieds alors qu’il se noie – l’importance du détail. C’est ce détail qui, ajouté à la mélancolie (Dürer, Cranach, figures du 16e siècle, et bientôt Burton qui écrira au début du suivant son Anatomy Of Melancholy), peut figurer la tension trouvant son illustration positive dans la troisième loi de la thermodynamique : l’entropie. On sait combien ce concept de physique est lié à la mélancolie, le « démon de midi », l’acédie des moines et des anachorètes : la tendance à la dissolution de l’être, à la disparition de l’individu dans la totalité, le pas vers l’impossible. On sait aussi combien le romantisme reprendra à son compte ce tropisme avec sa « nostalgie de l’unité ». Je ne pense pas trahir Michael Begg en avançant cela, puisque la « Heat Death », soit « la mort thermique de l’univers », en d’autres termes l’aboutissement de l’entropie, dont il est question au cours du disque, y prend autant d’importance que la mélancolie. La musique est une nouvelle fois très belle, souvent proche d’un certain minimalisme, mais tellement habitée qu’il est impossible de l’y cantonner. En effet, alors que d’autres élaborent la musique de l’indifférencié et de la disparition en émoussant les reliefs jusqu’à l’unique bourdon voire au filin sonore pur, autant dire débarrassé de ses harmoniques, Michael Begg, pour produire le même effet, préfère toujours le dessin de paysage, avec ses profondeurs, ses ombres et ses rares zones claires, un paysage où disparaître.
Le vide d’une cathédrale est toujours un potentiel vaisseau de son, un écho perpétuel entre la pierre et la musique qui la fera vibrer. Celle qui se déploie au cours de l’album devra d’abord se chercher sur la première plage expérimentale du disque, construction de field recordings et de traitements superposés. On assiste en aveugle à des trajets, des arrivées, puis à une lointaine levée d’orgue. À peine un peu de lumière (mais ce n’est pas une aube : un crépuscule) laisse-t-elle entrevoir le paysage de neige et la possible assemblée pour qui les tuyaux jouent : c’est le jour qu’on enterre, la nuit qu’on célèbre. Le transport débute alors, incontinent, comme un épisode de scènes oniriques dont le rêveur ne s’étonne pas des transitions abruptes, candide metteur en scène inconscient de son propre cinéma intérieur ; c’est déjà le deuxième morceau, éponyme de l’album, World Fair. Les respirations d’harmoniques, doucement roulés sur une mer calme, terminent de poser le paysage en terre mélancolique. La première voix arrive dès le troisième titre, et l’on sait l’importance des mots dans cette musique ambiante qui n’a pas peur de les faire paraître de loin en loin ; c’est la voix de Nicole M. Boitos qui, comme Deryk Thomas (l’autre moitié de Human Greed), a réalisé des pochettes d’albums pour Swans. C’est un conte d’entropie, habillé du crépuscule qui n’en finit pas de parcourir l’album, un texte de solitude sous la nuit étoilée, une dissolution nocturne. La suite des reliefs musicaux se déroule pour l’essentiel dans cet intermédiaire (la liminalité) entre abstraction et préfiguration, pur jeu de formes harmoniques et ébauches mélodiques, toujours chargées du plus fort bagage mélancolique ou de la puissance élégiaque d’une musique sacrée. Une autre voix est à remarquer, celle de Chris Connelly, invité ici pour la reprise d’une chanson traditionnelle écossaise, choisie à dessein : Black is the Colour. La couleur des cheveux aimés résonne justement avec la fusion des amants que le tropisme entropique réclame au même titre que la noyade, le froid d’hiver, l’extase dissolvante du mysticisme, la nostalgie du « jadis »… Comme l’annulation de toute différence de température jusqu’à l’absence d’agitation dans le domaine de la physique, l’effacement de toute différenciation entre soi et son milieu comme sentiment de nostalgie de l’unité ne cesse d’orienter la musique déployée sur cet album. Les chemins de l’indifférencié sont nombreux, ils continuent de bifurquer après ce point central qu’est Black is the Colour. Cordes de violons, nappes, souffles, orchestrés en respiration, en sources devinées, peuplent alors un paysage où tout se floute, où l’écoute mène en profondeur au plus près du battement… et de son effondrement.

Denis Boyer

2015-01-14