Thomas Köner – Novaya Zemlya

Touch
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Toute absence est un voyage. Pour tel qui part brièvement et régulièrement, le trajet devient un second foyer et l’éblouissement est limité. Pour tel autre qui clôt la porte de sa maison sans date de retour, un autre passage s’ouvre, et la vie semble recommencer. Celui-ci aura sans doute plus à raconter. L’absence discographique de Thomas Köner aura duré cinq ans, de 2004 à 2009, date à laquelle nous avons eu l’honneur de publier La Barca, le travelogue de ce musicien habitué aux zones les plus froides de la géographie musicale. Un maillage du monde, des points évoqués par les fantômes de voix récoltés en différents points du globe indiqués uniquement par leurs coordonnées, voilà qui répondait à l’exploration de l’impeuplé, voire du non-cartographié (Unerforschtes Gebiet) pratiquée durant les presque vingt ans qui précédaient. De retour du monde, Thomas Köner a replié sa musique dans la contrée polaire dont il a été le plus sensible des peintres, depuis Nunatak Gongamur.
Retour au pôle donc, cette zone où le blanc de l’indifférencié accède à l’expression par ses craquements, ses réverbérations, en un mot ses concessions à l’orange et au bleu des aurores boréales. Métaphore du pôle, la musique de Thomas Köner transporte alors vers les sensations inexprimées de l’inanimé. Je me répète, je ne connais pas de comptes-rendus plus justes d’expéditions sonores dans l’invivable que celles de Mick Harris/ Lull (dans le noir des abysses) et Thomas Köner (dans le cercle arctique) – Novaya Zemlya (« nouvelle terre ») est un archipel du nord de la Russie, contrée désolée. Thomas Köner joue de la glace comme d’autres d’un clavier. Il l’effleure, et le bourdon surgit en deux faisceaux, l’un d’embâcle, juste au-dessous de la ligne, l’autre l’effleurant, poudre suspendue vibrant de mélancolie à lumière rasante, filin d’harmonique, voix ou souffle de la glace, fragile épiphanie dont la pointe finit par rejoindre le gel. La banquise, le roc, vrombissent de ce retour, se pulvérisent, chantent leur crépitement, condensent leur poussière jusqu’à renaissance du fredonnement fantôme. En images, je ne peux m’empêcher de représenter ce double chemin par un filet d’eau coulant difficilement sous la glace de surface, surmonté par ces rubans d’agates que seul le soleil mourant sait dessiner dans le ciel. Lignes horizontales en strates, œillées encore à la manière des calcédoines, par les éclosions d’infrabasses, marque dont Köner avait magnifié l’artisanat dans Kaamos. C’est un même déchirement qui ouvre Novaya Zemlya, fente légère par où s’engouffrent les humeurs encore figées de cette glace qui a décidé son accession à la vie et qui, partant, se doit de céder un peu à la chaleur, de sacrifier de son absolu pour s’autoriser le mouvement. Alors, elle chante, à la manière des hommes, sa nostalgie de l’unité, elle fredonne sa larme figée, mime le cœur, le tremblement de la membrane et peut-être vibre d’une joie contenue : retrouvailles avec le plus fidèle, le plus sensible, celui qui la transmue en musique pure.

Denis Boyer

2012-08-14