Phillips Dave – ?

Heart & Crossbone
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Etrange familiarité à l’écoute de cet album. Ou plutôt, deux familiarités, l’une existant entre tous les morceaux du disque, en apparence étrangers, et l’autre entre cet ensemble même et l’auditeur… Dave Phillips, musicien suisse, multiplie les expérimentations dans le domaine abstrait mais aussi dans celui du métal, depuis de nombreuses années en solo (voir par exemple son album sur Groundfault), en formation avec Fear Of God ou Schimpfluch Gruppe, ou en collaboration (avec John Wiese / Bastard Noise ou avec Francisco Meirino alias Phroq entre autres). L’album ? montre donc le geste sûr d’un musicien habitué à plonger et à nager aisément dans les profondeurs du son. Quoique de natures diverses, ses compositions sont toutes nourries de field recordings et / ou du jeu d’instruments classiques (violoncelle, accordéon, piano). Cette première trame, dans un sens et dans l’autre, dessine l’intimité que nous évoquions, claire ou obscure (c’est plutôt cette dernière exposition qui prédomine), chaque pièce partageant une densité d’ensemble, bâtie sur un lent mouvement de flux et de reflux. Les ponctuations de sons étranges, même dans les moments les plus vifs, ne bouleversent pas le niveau général, et le tangage, étouffé, s’élabore imperceptiblement. Au-delà encore de cette évolution en milieu constant, l’apparente diversité des pistes se confond dans la communauté de son effrayante humanité. Je parle avant tout d’enregistrements de voix qui servent, non de citations, mais de matières premières, vidées d’un sens langagier, et forçant le retour à une animalité, non une bestialité mais une primordialité de ce son. Le plus long et puissant exemple habite la troisième plage, très longue, où un gémissement de plaisir féminin cohabite avec un souffle rauque de créature monstrueuse qui sans doute lui répond. Ce n’est pas tout, la scène de luxure évoquée sans d’autre indice que tous ces sons vraisemblablement extraits de films pornographiques, et pour certains traités dans le ralentissement, sont « habillés » de loin en loin d’échos de conversation, décontextualisant un peu plus la connotation. Avançons encore, c’est une nuit qui sollicite l’imagination romantique, parcourue irrégulièrement d’un chant de bête, puis d’un train ou d’un tram dans le lointain, prise au premier plan par l’accordéon, sans autre forme d’évocation figurative. C’est bien là l’attrait de ce disque tout entier. Plus qu’abstrait mais moins que figuratif, Dave Phillips parvient à une forme d’expressionnisme sans dessin formel, une exacerbation de la fonction imaginative sans aucun objet à la clef, un usage de la voix sans jargon, la colonisation d’un espace intermédiaire encore rarement visité. Un grand disque de la zone grise.

Denis Boyer

2010-12-20