Nadja & Troum – Dominium Visurgis

Transgredient Records
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Une telle rencontre était plus que possible – la complicité humaine qui lie les deux duos est profonde –, elle était attendue, et logique. Il faut, pour bien comprendre son fonctionnement, s’attarder sur ce qui fait la communauté de Nadja (L. Buckareff et A. Baker) et Troum (S. Knappe et M. Gitschel), aussi sur ce qui marque les différences sensibles, et la manière dont un terrain mêlé a pu s’élever. Peut-être le recours aux épithètes, encore qu’il ne faille pas trop en user, se montrera utile pour débuter ; le drone, le bourdonnement, habite l’une et l’autre musiques, jusqu’à, comme mot, se trouver intimement associé à Troum dont l’un des deux membres, Stefan Knappe, est depuis de nombreuses années le label-manager du label et distributeur Drone Records. Droniques, bourdonnantes donc, ces musiques le sont assurément, et de manière canonique. Ce n’est pas tout, les deux groupes ont dans leurs influences des musiques industrielles et cold wave. Ce n’est pas sans raison que nous avons sollicité d’eux des reprises de The Cure (One hundred years pour Nadja et Cold pour Troum) lorsqu’il fallut illustrer le numéro de Fear Drop consacré à Pornography. Ce terreau commun mis au jour, les différences de texture et de densité apparaissent également : généralement plus rond et allongé, le son de Troum se veut onirique et sulfureux dans le même temps, celui de Nadja est généralement plus proche du magma et la distorsion du bourdon s’y teinte souvent de rouge. Le déploiement d’harmoniques est de la sorte une spécialité commune, et c’est ce courant que suit la totalité de l’album. Les trois pièces, bien que différentes, nagent toutes ainsi dans une même eau, celle de la rivière allemande Weser (Visurgis en latin), près de laquelle se trouve la studio où elles ont été enregistrées. Palpes de lumière, filins brûlants, on imagine facilement qui fait quoi dans cette naissance des eaux que figure peut-être la première pièce. Musique ambiante de grand fond, dès l’abord, à la manière d’une lave d’outre-monde, elle enrubanne le noir de veines dorées, gagne en densité et allonge peu à peu la portée de ses ondes, la fréquence de sa respiration lumineuse. Finesse des harmoniques, profondeurs des basses, glissement de la ligne de flottaison, et c’est à la façon d’un être à nageoires que l’on parcourt la musique, porté. La deuxième partie voit l’apparition de la percussion, et le rythme prend corps, lent, lourd, sceau de Nadja dominant, comme celui de Troum s’imposait en définitive sur la première. Ce qui s’agrège ensuite, c’est une matière de corde extrêmement préparée, s’étoffant à mesure que la chaleur augmente, fantôme harmonique lancinant, encore assez gris pour s’effilocher en brume. Des réminiscences d’expériences voisines, bien que plus rock, apparaissent ; je pense particulièrement à l’obsédant motif du Death valley 69 de Sonic Youth & Lydia Lunch. La troisième et dernière partie est, à tous les sens, une plage ultime, caressée des tournoiements de cordes qui font trembler l’harmonique comme la surface de l’eau le fait du soleil couchant aux abords de l’horizon. Le souffle s’élève, de nuit et de froid, et porte avec lui, en lui, toute la concentration mélodique qui a couvé dans les dizaines de minutes qui ont précédé. Une mélodie de pure mélancolie qui plane alors en ondulant à la façon d’une rivière inversée.

Denis Boyer

2010-12-20