Matthias Engelke – Resonant Dowland

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Le principe d’érosion est apparu assez tardivement en musique, avec le rock, tout d’abord de manière inconsciente, en soumettant la guitare à la distorsion par exemple. Puis peu à peu, le geste expérimental importé depuis la musique concrète s’est imprimé de manière méthodique sur une catégorie infime mais active des mutations du rock. Ainsi, certains ont joué physiquement avec le concept en enterrant le support, en le faisant voyager sans protection…

Avec l’avènement de l’outil informatique dans la musique électronique, beaucoup de musiciens dans les années 1990 se sont emparés de la notion d’accident numérique, jusqu’à en faire la matière dominante (je pense à Radboud Mens). Ils sont nombreux, qui se sont précipités sur cette méthode, beaucoup sans grande inspiration, mais certains sont considérés à juste titre comme des orfèvres du crépitement et du clic. Je pense à Ryoji Ikeda, à Alva Noto, à Mika Vainio… (Un souvenir de 2002 : ces trois-là jouant ensemble leurs accidents dans le cristal, après quoi je traversai Paris du nord au sud pour assister à un autre concert, celui de Whitehouse dont la musique est érosion pure…)

Mais tout cela, du clic le plus subtil au rugissement tonitruant de la rouille, c’est question d’une musique qui s’érode elle-même, se construit sur l’altération de ses propres sons. Le cas de Resonant Dowland est absolument différent car il prend au pied de la lettre cette notion d’érosion. S’érode ce qui est ancien, qui est usé par la patience des éléments, se corrode ce qui a subi l’assaut répété de l’oxydant sur sa partie métallique. En un mot, c’est l’effet du temps. Alors, voici un musicien, Matthias Engelke, qui applique son geste, celui du 21e siècle technologique, à des pièces chantées des 16e et 17e, composées par John Dowland. Pour l’essentiel sans autre matériau de base que la voix d’un ténor (dont le nom est malheureusement absent) chantant les chansons de John Dowland, Mathias Engelke organise sa colonisation, sa corrosion en prenant soin de ne jamais masquer cette voix. Il l’accompagne, parfois la fait trébucher, lui fournissant une manière d’écrin minéralisé, un canevas de clics tissés, de boucles et de gestes doucement percussifs. Tel qui découvre une gravure ou un meuble resté longtemps dans un grenier constatera de la même manière l’apparition d’écailles, de rousseurs, dont certaines, loin de déparer l’objet, semblent former motif. Donc jamais la voix ne disparaît sous la patine ainsi appliquée – même si elle se trouve parfois altérée – , et Dowland reste, et dans la lettre et dans l’esprit, la vedette du disque. Pour autant, il serait injuste de qualifier le travail d’Engelke de gadget. L’oreille attentive aux multiples incursions insectoïdes et décorations électroniques pourra tout aussi bien reconstruire un environnement pictural surréaliste à ce chant de ténor, en respirer les pauses comme lors d’un concert de R. Ikeda. Reste pourtant le problème de la compatibilité de chacun avec ce genre d’exercice ; certains y verront brillante hybridation, d’autres dégradation – après tout on est en droit de n’accepter que l’œuvre de Dowland intouchée –, c’est question de rapport à la modernité, ou plutôt à la postmodernité, dont on a vu, il faut le souligner, des manœuvres bien moins habiles.

 Denis Boyer