Lull – That Space Somewhere / Final – I Am the Dirt Under Your Fingernails

          

Cold Spring

Fourth Dimension

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C’est au moins depuis 1986 que les noms de Justin Broadrick et de Mick Harris sont liés, quand encore adolescents ils enregistraient à Birmingham en compagnie de Nick Bullen la première face du séminal album Scum de Napalm Death.

On retrouve les trois musiciens ensemble en 1991 pour le premier album de Scorn, Vae Solis, et l’on mesure le chemin parcouru non seulement depuis Scum, mais aussi dans le déroulement même de l’album qui s’établit depuis un hardcore industriel, glisse vers un hommage aux Swans puis pose dans sa dernière partie les prototypes de « l’ambient dub » expérimental qui brillera sur les deux albums suivants (sans Broadrick) : Colossus et Evanescence.

Mais au début des années 90, les noms de Broadrick et Harris sont souvent associés parallèlement à leurs projets rock – Godflesh et Scorn (Harris se trouve même batteur sur la tournée de Godflesh en 1991, Robert Hampson assurant la deuxième guitare) – puisque c’est à ce moment qu’ils développent leur alter ego textural et ambient, Final pour le premier, Lull pour le second.

Si Final est en réalité la toute première expression musicale de Justin Broadrick, initiée en 1983 alors qu’il n’a que treize ans, c’est alors un bouillon expérimental souvent noise. Plusieurs cassettes autoproduites et de nombreuses participations à des compilations de power electronics et de musique industrielle au cours des années 80 témoignent de cette première manière. Cependant c’est en 1993 que paraît en CD l’album One de Final qui globalement peut être qualifié d’ambiant bien que gardant épisodiquement des traces d’abrasion et de pulsation.

De son côté Mick Harris publie dès 1992, parallèlement à Scorn, ses premiers travaux non rythmiques, essentiellement texturaux, et dynamisant une approche non figurative, une musique ambiante profonde, abyssale, sous le nom de Lull.

À cette époque, avec Thomas Köner, ils établissent les canons d’une nouvelle musique ambiante postindustrielle, sombre, profonde, isolationniste, dans le sillage de Zeit par Tangerine Dream, de On Land par Eno et de Trances and Drones par Robert Rich.

Broadrick et Harris ont été tous deux profondément marqués par les jalons ambiants de Brian Eno. Broadrick avoue lui-même que Final était au départ un prétexte pour imiter T.G. et Whitehouse, et que la découverte d’Eno et Maurizio Bianchi lui a fait franchir un nouveau pas (https://www.self-titledmag.com/justin-broadrick-on-justin-broadrick/). Quant à Mick Harris, il dit que les travaux ambiants d’Eno lui ont « élargi l’esprit et [l’] ont profondément influencé ». À cet égard, Sunstroke, le morceau final de Colossus est incontestablement un rappel des dernières minutes d’Index of Metals, long morceau de Fripp & Eno.

Ceci dit les différences restent notables entre les exercices ambiants de Broadrick et ceux de Harris, et la récente sortie presque simultanée de I Am the Dirt Under Your fingernails par Final et de That Space Somewhere par Lull, permettent de les mesurer.

Justin Broadrick, aussi divers que soient ses exercices, garde pour instrument principal la guitare. Ce sont les cordes qui sont le plus souvent traitées ici. On aura peut-être en mémoire la première fois que leur utilisation dans Final aura été manifeste, avec la phrase pré-mélodique presque extatique du morceau Flow sur le EP du même nom en 1995. Ici, le ciel est plus nébuleux, et l’album débute dans une grisaille qui peu à peu s’extrait du silence. Mais c’est déjà un fredonnement primordial qui semble se dessiner derrière le grésillement savamment entretenu, par-delà le souffle d’un vent maritime régulier. Et bien vite d’autres cordes jouent des notes isolées, portant le relief, ou plutôt la profondeur, un plan plus loin. Cette musique ambiante est volontiers mélancolique, conserve ses ocres, ses rouilles, et les timbres convoqués évoquent puissamment moteurs et sirènes, sons d’une civilisation industrielle à l’abandon. Les images de Stalker paraissent immanquablement.

Dans le même cadre, l’évolution de la musique de Lull paraît, si cela est possible, plus monochrome encore. Ici la profondeur s’efface, au profit de l’empan panoramique. La musique de Mick Harris / Lull, invariablement (si l’on excepte les morceaux concrets de l’album Brook que nous avons publié en 2001) s’éploient en manière de nappe. L’eau est à perte de vue sensible à la lente dilatation des harmoniques jusqu’à la réverbération pure. Les abysses répondent par un grondement ténébreux, en un jeu maîtrisé de fata morgana. « As above, so below » pourrions-nous dire alors dans un élan hermétique. Toute expansion harmonique semble résonner d’une même onde dans les strates modérément éclairées et dans les autres, vrombissantes. Partout elles parviennent à s’épandre sans croiser l’appareil, le vestige, le bâtiment ni le vaisseau, en un mot sans que l’homme interfère. Le son semble ainsi dans cette musique ambiante des plus sombres, trouver sa respiration naturelle, primale, d’avant le geste, dessiner les lentes et savantes figures d’une formule oubliée, le code d’une lumière noire et de sa propagation jumelée au seul résidu crépusculaire, à perte de vue.

Solitudes deux fois, mais chez Justin Broadrick / Final, les formes portent encore la trace du passage, fragmenté, et semblent le répéter. Les paysages de Mick Harris / Lull sont à l’inverse splendidement désolés, allongés sans fin. C’est une musique de début ou de fin du monde, sans obstacle, sans souvenir.

Question de tempérament peut-être, en tout cas de fidélité à une direction : d’un même départ les deux hommes ont dégagé leur propre chemin, l’un plus peuplé que l’autre. Mais je vois à l’horizon de chacun, un grand crépuscule d’introspection.

Denis Boyer