Mathias Delplanque – Ô Seuil / Geins’t Naït + Scanner + Laurent Petitgand – Ola

            

Ici d’Ailleurs / Mind Travels

https://mindtravels.bandcamp.com/album/seuil

 

Division du label nancéen Ici d’Ailleurs, Mind Travels bénéficie d’une esthétique visuelle conçue par Francis Meslet, autour de ses photographies de bâtiments désaffectés (on peut rapidement utiliser le terme « urbex »), évoquant autant une Terre abandonnée des hommes que recolonisée par les plantes.

À l’exception notable de l’imposant album d’Uruk et d’un autre, plus fragile de Melaine Dalibert, la quasi-totalité des œuvres présentées dans cette collection sont des compositions ou des improvisations foisonnantes, dirigées à contre-courant d’une musique ambiante minimaliste. Elles sont, à la manière de ces architectures déchues et remagnifiées par la photographie, luxuriantes jusqu’au maximalisme parfois.

Les deux dernières références, Ô Seuil de Mathias Delpanque et Ola de Geins’t Naït, Laurent Petitgand et Scanner, loin d’infirmer cette remarque, permettent aussi d’examiner comment ces constructions compliquées répondent à des règles différentes.

Il faudra tout d’abord accepter de s’étonner, de marcher en terre étrangère du moins étrange. Parce que Mathias Delpanque s’est souvent illustré par son dénuement, son économie de moyens, sa facilité à extirper l’image hors de la texture monochrome. Il n’est pas jusqu’à son projet initial, le plus rythmique, Lena, qui ne montre cet attrait pour le minimalisme.

Ô Seuil est un organisme musical bien différent, semblant se réorganiser à chaque nouvelle écoute. Naissant dans le sable, il s’hydrate peu à peu, reçoit le vent, les feuilles, une musique rock psychédélique qui tournoie et s’élève suivant des principes krautrock, pour s’évanouir comme l’eau dans le sable et s’évoquer en fantôme dans les planances émouvantes des plages suivantes. De la même manière la matière y croît, s’entrecroise, crée des motifs mélodiques, d’autres restant à l’état de fredon, s’insinuant dans les rythmes de plus en plus élevés comme au cœur du morceau Seuil 3. Telles des reliefs minéraux dans cette musique qui doit autant au paysage qu’au cinéma, à Eno qu’à Some More Crime, Soma voire In Slaughter Natives (Seuil 5), les guitares mêlent l’industrie et l’organique, le réalisme et l’onirisme, le rythme et l’implacable clair-obscur d’une mélodie primale.

Le fonds composite de Geins’t Naït, lui, a toujours témoigné d’une grande versatilité, du théâtre industriel de l’absurde à la musique cinématographique surréaliste. Les voix, souvent, comme un élément happé, capturé depuis les ondes, les souvenirs, les rêves interviennent comme un instrument. Cette infusion de la voix comme outil musical a peut-être été déterminant pour initier la collaboration de Laurent Petitgand et Thierry Mérigout (Geins’t Naït) avec Robin Rimbaud (Scanner) sur l’album Ola, et c’est ici un premier travail en commun après un split-EP. Rappelons que le nom de Scanner reflétait les captations pirates de conversations téléphoniques que Robin Rimbaud introduisait à ses débuts dans sa musique.

La voix, les voix, plus ou moins présentes, mais déformées, métallisées, érodées pour glisser du signifiant à l’outil – et cette réflexion affecte naturellement l’utilisation de la voix de Gilles Deleuze (figure tutélaire partagée de GN et Scanner) sur le troisième morceau, Gilles. Fiction futuriste ou surréaliste, peinture aux perspectives effondrées, aux points de vue télescopés, aux temporalités fusionnées. Étalés dans la texture, les trois premiers morceaux évoluent en réverbération, en résonance, en crépitements, tout en maintenant une tension narrative et un ancrage pré-mélodique.

Après cela, la construction travaille d’une autre manière, s’anime dans sa corrosion, dans le travail de ses fibres, le film se fait dans le même temps plus panoramique et plus microscopique – aussi bien le mode de composition permet de jouer les deux points de vue simultanément. Field recordings, musique ambiante, ritournelle, musique industrielle, cold, aucune ne peut revendiquer la préséance. Il s’agit, et ceci n’est aucunement péjoratif, d’une musique expérimentale « à l’ancienne », comme lorsqu’on travaillait uniquement sur bande, découpée, collée, superposée, dans l’esprit du collage post-dada autant que post-industriel (et ici je pense à Brume, notamment sur le morceau Bed). S’il faut comparer une dernière fois cette musique à une palette picturale maximaliste, on ne pensera plus alors à une toile, mais à un aquarium où seraient diffusés les fluides musicaux, samples, instruments, voix, textures, impressions, à la façon de ces encres qui, une fois injectées dans l’eau, dessinent un savant brouillage dont la formule échappe peut-être encore aux physiciens, des encres qui vont s’envelopper les unes les autres, caresser leurs couleurs sans les mêler, respecter l’eau hospitalière que l’on aperçoit encore en trame.

Denis Boyer