Sonic Area – Ki

Audiotrauma / Ant-Zen

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Plus intéressant que le déjà-vu, il y a la réminiscence, comme dans ces croisements de récits où les mêmes personnages font irruption à travers les époques, les lieux, archétypes d’eux-mêmes, reboots d’eux-mêmes, mais assurément eux-mêmes. On navigue ainsi dans le Jerry Cornelius de M. Moorcock ou Les Cités de la nuit écarlate de W. S. Burroughs.

Prenons maintenant un musicien, Arnaud Coeffic, alias Arco Trauma, alias Sonic Area (disons donc multiplement lui-même), qui s’est incarné dans le tournant fin de siècle décadent et spirite avec Music For Ghosts, qui ensuite rêvait de Gagarine comme jonction entre l’époque de Jules Verne et la nôtre dans Eyes In the Sky, et qui aujourd’hui construit son nouvel album autour de la notion orientale du Ki, cette force qui ressemble tant au pneuma des Grecs anciens, un souffle qui traverse toutes choses, qui sous-tend le monde et l’énergise.

Dans la musique de Sonic Area, il y a donc un avant et un après Music For Ghosts. À partir de cet album, il a conçu chaque nouvelle œuvre autour d’un univers auquel doivent s’adapter les thèmes électro et industriel marquant l’ADN de sa musique. A priori, un tel courant, très codifié, laisse peu de loisir à la déviation, mais c’est pourtant avec cette contrainte de « déterritorialisation » que les trois derniers albums de Sonic Area se sont édifiés. Le projet a montré son envergure : la randonnée cinématographique, le dédale onirique d’une musique résolument électronique circulant avec la plus grande souplesse dans les chaleurs organiques.

Avec le morceau Soot Spirit, l’album Ki s’ouvre comme s’ouvre une porte, sur du bois, du vent, de l’eau qui s’écoule, sur des scènes qui se donnent à voir quand on les écoute… Sur un monde flottant qui aussitôt s’évanouit dans le monde à venir d’une mélodie circulaire de koto, la cithare japonaise à treize cordes. Chaque morceau alors, est à entendre comme une représentation musicale absolument expressionniste, vision soumise aux filtres d’un point de vue, d’une humeur, d’un souvenir. Principe universel et, de la sorte, partagé, le Ki surgira chaque fois suivant un double principe : l’identité de Sonic Area, génétiquement électronique, et l’infusion, la diffusion de gestes extrême-orientaux. Le morceau Lotus, que l’on peut considérer comme le point central de l’album, en représente le parfait équilibre. La mélodie se joue sur un timbre principal d’instrument oriental, tourne autour de motifs reflétant à parts égales l’évocation du Japon et les boucles des racines électroniques de Sonic Area. Morceau de la répétition d’abord, il se décline sur les tons puis éploie autour de son motif des ramifications, boisées pour les unes, profondément électroniques pour les autres, comme ces faisceaux de basses granulaires compressées qui le bourrellent. Au cœur même du morceau vibre le geste singulier d’Arnaud Coeffic : sur le pavage de basses, la stroboscopie d’un deuxième motif synthétique, réminiscence appuyée de Music For Ghosts et Eyes In the Sky. C’est bien le même univers dont le plan coupe celui de l’orient cette fois, comme il traversa la fin de siècle spirite et se projeta dans la conquête spatiale. Rien ne semble emprunté, mais tout s’est greffé comme en symbiose : les vibrations chromées et les élégantes basses vrombissantes avaient déjà plané entre les sakuras sur le deuxième morceau Silent Way, et plus loin, les néons froids de la lente bielle électro éclaireront les percussions métalliques de Mountains. Le théâtre de lumière et d’ombre se peuple parfois de silhouettes qui tantôt se déhanchent sur ce même Mountains, ou sur Wata jouent la robotique minimale d’un Japon recevant les ondes du Manchester d’Autechre. D’autres s’invitent, mais ceux-là ne sont pas virtuels, comme Les Tambours du Bronx sur le martial Gongwar, ou, sur Gardens, Hint dont la trompette dessine une nouvelle sorte de western, un « eastern » où les pluies végétales semblent s’échapper des rubans de cuivre qui marbrent le ciel vespéral. Ces jardins, couverts des cuivres du crépuscule, sillonnés de sentes de cordes, peuvent à eux seuls figurer le dédale savant et simple de cet album, où pourraient se croiser tous les instruments qui l’ont tracé et érigé, électroniques comme acoustiques, tous les field recordings japonais, toutes les voix réelles ou rêvées, tous les rythmes convulsés ou sagement alignés, toutes les figures éclairées ou masquées d’un musicien polymorphe.

 Denis Boyer