Roger Eno & Brian Eno – Mixing Colours

Opal / Deutsche Grammophon

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Officiellement, la collaboration des frères Eno n’a que peu souvent pris forme. L’album Apollo où figurait l’un des emblèmes de Brian, An Ending (Ascent), réalisé en compagnie de Daniel Lanois, l’a ouverte, The Pearl avec Harold Budd et le même Lanois l’avait répétée. Presque quarante ans plus tard, Mixing Colours unit de nouveau les touches du piano de Roger avec les programmations de Brian.

Mixing Colours, ou le mélange des couleurs de deux musiciens, sur lesquels l’influence formelle et conceptuelle de Satie reste puissante. Chaque morceau, tel une vignette, se développe autour d’une variation d’un motif de piano, chemin mélancolique et brillant simultanément, comme celui qu’on arpente un jour de printemps après qu’il a plu – vient à l’esprit ce vers de Cadou « … l’églantine que l’on cueille les soirs de juin quand il pleut… ». Qui ne voit alors les douces couleurs un peu passées des pétales et des feuilles, du ciel encore chargé et de la terre humectée… S’il est bien question de couleurs, c’est jusque dans le choix des titres et convient alors d’entendre les dix-huit morceaux de l’album comme un catalogue de pigments, chacun donnant un ton de couleur au paysage, à l’album, comme ceux du peintre : cinabre, vif-argent, obsidienne, quartz rose, sable du désert, outremer, sienne foncée, vert-de-gris…

Mais plutôt que de rutiler ostensiblement d’un éclat musical qui le distinguerait nettement des autres, chaque morceau semble une étape du chemin, avec ses variations bien sûr, ses phrases, mais somme toute la familiarité se construit. De la même façon se maçonnait une unité soudant les alvéoles de piano de l’album Soft Black Stars de Current 93. Hasard forcé des rapprochements, bien sûr, mais la solidarité ne s’arrête pas là si l’on veut bien considérer que Roger Eno comme David Tibet se sont l’un comme l’autre récemment adjoint les sorcelleries sonores de Martin Glover / Youth (Killing Joke) – le premier pour l’album Dust Of Stars co-composé avec Glover en 2019, le second pour le duo psychédélique Hypnopazūzu formé en 2016.

Ici aussi il sera question de sorcellerie, ou plutôt de chimie, tant les manipulations de Brian Eno sur les touches de son frère semblent relever du philtre autant que du filtre. Peut-être s’accordant aux différents éclats suggérés par les titres, il module des effets qui font que les notes semblent pleuvoir infiniment, je veux dire que par instants, prenons le morceau Dark Sienna, chaque note semble plantée, vibrante dans un bloc de temps figé, alors que déjà sa voisine poursuit la mélodie alentie, peut-être abreuvée, poussée à la germination par la douce expansion de la précédente. Ailleurs, comme dans Blonde, l’un des plus nostalgiques, il caparaçonne les touches de résonances doucement métalliques, comme sorties d’une boîte à musique, alors que Snow se nimbe d’un brouillard d’arrière-plan, fantôme très lointain des voix de Music for Airports. Il existe peu de nuanciers sonores plus subtils que cet album, dont la persistante fredonnante s’accorde aux brumes du printemps comme aux frimas de l’hiver, car autant que le souffle et la marche, il peut accompagner l’homme dans ses saisons.

Denis Boyer