Enrico Coniglio – Teredo Navalis

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Enrico Coniglio a, autant que l’amour de la musique, celui de la lagune de Venise, sa ville. Il voit combien elle est menacée, fragile, et il est arrivé plusieurs fois qu’il intègre des field recordings de cette lagune à son instrumentarium. Mais c’est exclusivement avec eux qu’il a composé les cinq pièces de Teredo Navalis, car selon lui, ils constituent une véritable méthode de connaissance du territoire exploré.

Le parti pris est de se concentrer, bien plus que sur les mouvements de l’eau, sur les sons des formes de vie que la lagune héberge ainsi que sur ceux que la surface envoie. L’eau est donc considérée comme un véhicule, et les clapotis sont presque absents des compositions de ce court album.

Il est peu aisé de composer à partir de la fouille, du mouvement des crabes, du sillage des bateaux ou du cri des mouettes. Et pourtant, assez vite, après une phase que je décrirais comme immersion dans la pure matière sonore, il est question de résonances, au cœur d’un milieu dense et aveugle. Ce courant d’harmoniques, presque magnétique, se laisse ponctuer par quelques apparitions organiques ou mécaniques, et les plus belles ressembleront à ce babillage que Marc Namblard sait rapporter de ses rencontres avec les formes de vie modestes qu’il croise.

Dans cette eau profonde, grise et verte, les oreilles comprimées profitent ainsi de la lumière virtuelle d’un très léger tissage qui par moment évoquera presque un chant ou, pour le moins, un murmure.

Mais il est aussi question, dans ce rapport esthétique au milieu, de ne pas oublier la fragilité, la fragilisation du milieu de la lagune, et si l’album, comme ses trois dernières pièces, s’intitule Teredo Navalis, c’est que la dégradation menace l’équilibre. Le teredo navalis (en français taret commun) est un mollusque bivalve qui détériore le bois immergé en forant les piliers, les pilotis, les coques de navire. Alors peut-être que le crépitement – un crépitement dense qui forme musique ambiante – entre dans un jeu de reflets partagés : les sons de la dégradation comme le medium rongeant l’aigu, composant tableau sonore, évoquant la désagrégation des structures ligneuses édifiées par l’humain, lui-même responsable de l’altération de la lagune.

Toujours est-il que l’eau trouble de celle-ci se trouve métaphoriquement reflétée dans sa complexité – organique, mécanique, corrodée, érodée, ultra-civilisée – par une musique fragile, symphonie du lieu, au plus près du lieu, avançant en nuage effiloché comme en fuseau serré, en masse grésillante comme en panorama de surface. Il n’est pas indifférent de préciser que la plupart des sons ont été collectés de nuit, ce qui a assuré une moindre activité humaine et une plus grande agitation organique. S’ils l’avaient été durant la période de confinement, qui a vu les eaux de la lagune et des canaux redevenir transparente, se repeupler d’espèces éloignées, sans doute cette musique aurait-elle semblé moins nocturne, moins aveugle, moins inquiète, mais aussi, il faut se rendre à l’évidence, moins réaliste.

 Denis Boyer