O Yuki Conjugate – Sleepwalker

Auf Abwegen

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https://oyukiconjugate.bandcamp.com/

 

Dans Le Cœur des ténèbres, Joseph Conrad écrit « Je me fais l’effet d’essayer de vous raconter un rêve et de n’y pas réussir, parce qu’aucun récit de rêve ne peut rendre la sensation du rêve, ce mélange d’absurdité, de surprise, d’ahurissement dans l’angoisse qui se révolte, cette sensation d’être en proie à l’incroyable, qui est l’essence même du rêve. » Il faut sans doute pour pareille tâche se séparer des mots, s’exprimer sans eux. La peinture peut y parvenir, et plus encore sans doute, la musique.

Il y a toujours eu de l’onirisme une fréquentation certaine dans la musique du groupe anglais O Yuki Conjugate, bien longtemps déjà avant qu’il ne s’affiche avec le titre Sleepwalker (« somnambule »). Les profondeurs aquatiques (Undercurrents In Dark Water), les expériences stupéfiantes (Peyote), le cœur de la forêt (Equator, Tropic…) en ont ouvert divers chemins.

Aujourd’hui, en prolongement de toutes ces dérives, l’errance du rêve se poursuit sur des ondes plus volontiers synthétiques que par le passé, jusqu’à évoquer parfois un autre rêve, mandarine. L’album Sleepwalker témoigne de plusieurs mois de tournée en Europe où ces nouveaux morceaux ont trouvé à se polir, se déployer, s’exercer. De même que le rêve fait se mélanger, se côtoyer, se chevaucher, et sans bizarrerie, les époques, les lieux, les personnages, de même la musique de O Yuki Conjugate supporte les changements de tempérament, sans perdre son timbre. Car de ses extrémités ambiantes à ses reliefs percussifs, elle reste ce territoire humide de la nuit où le toucher compense la perte de vue. On reconnaîtra dans les gestes des deux musiciens Roger Horberry et Andrew Hulme, fondateurs à qui se réduit aujourd’hui OYC, les glissandos de basse (réminiscents du Fourth World de Hassell et Eno) et quelques oscillations de percussions boisées qui jouent la chaloupe, bercent et rythment la respiration (le morceau The Madness Below en est un bel exemple). On éprouvera la familiarité des vagues, jetées furtivement, happées par leur propre écho.

Si quelques inserts concrets, ajoutés aux gestes qui viennent d’être évoqués, confirment la topographie connue, le duo se tourne donc aujourd’hui vers une musique plus résolument électronique, et si les guitares traitées s’ajoutent à ce délicat assemblage de touches allongées c’est peut-être pour rejoindre l’esthétique des pionniers cosmiques dont les fuseaux synthétiques enrobaient les cordes et promettaient le rêve, la connaissance de couleurs inimaginables, l’essor d’un souffle dans un milieu sans air. On navigue littéralement sur cette musique sans âge, qui ne sacrifie aux appels d’aucune modernité mais dont le choix subtil des timbres la rend profondément pertinente, actuelle (au sens d’une pleine réalité), jetant le même voile diaphane sur toutes ses versions. Dès ce moment, comment ne pas s’engager à chaque bifurcation, jusqu’à l’évocation d’un western embrumé sur le morceau Forgotten Summer (on se rappellera pour l’occasion l’album Slim Westerns de A. Hulme sous le nom de A Small Good Thing), d’un voyage cosmique sur Clockish, d’une exploration tactile dans les ténèbres souterraines de Black Magic Box… C’est, de toute façon, le même rêve éveillé.

Denis Boyer