Eyeless In Gaza – Winter Sang

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Ambivalent Scale

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Formé il y a presque quarante ans, l’univers d’Eyeless In Gaza a très vite trouvé sa stabilité, sa gravité, son timbre. Le duo de Martyn Bates et Peter Becker, parfois rejoint par Elisabeth S., a profité de l’énergie novatrice post-punk pour réactualiser un éternel folk, propulsé par des emprunts à la pop et les éclats cristallins d’une cold wave naissante que le groupe a contribué à définir. Bien sûr, les albums connaissent différents tempéraments et il existe des extrémités ; entre le minimalisme de Drumming The Beating Heart et les constructions très envolées de Back From The Rains, il semble s’être creusé un écart de saisons. Pourtant, l’identité est perceptible. Cela tient sans doute à la fraîcheur jamais démentie de la voix de Martyn Bates, comme à la palette de nombreux instruments dont les plus modestes contribuent à toujours placer Eyeless In Gaza au plus près d’une source fredonnante. Car aussi aventureux que soient certains albums, ils ne se détachent jamais de l’univers de la chanson. Une chanson du soir, une chanson des landes, une chanson du soleil, une chanson des éléments en fait, toujours chargée de la part d’étrangeté qu’une telle proximité avec l’origine entretient.

C’est pourquoi chaque album d’Eyeless In Gaza peut être entendu comme la découverte d’un nouveau panorama dans une géographie générale familière. À la façon de Mania Sour, l’avant-dernier album (alors que le suivant, Sun Blues travaillait plus dans le clair obscur du crépuscule), ce nouveau disque Winter Sang parvient à de tels équilibres des forces. La réverbération des cordes, dès l’ouverture de l’album, avertit de ce compromis entre l’intimité et l’espace ouvert. Les compositions attestent la formule : amples (bien plus amples que par exemple celles de Rust Red September, du déjà cité Drumming The Beating Heart ou, plus proche de nous, de Song Of The Beautiful Wanton), amples et ainsi plus éclairées. Les refrains ne surclassent en rien les couplets en matière de mélodie et la plus belle part est faite à cette dernière. Un entrain solaire dirons-nous, puisque l’album précédent l’avait consacré. Seulement c’est un soleil hivernal, au-dessus d’une fraîcheur persistante et d’une brume disparue depuis peu. La vigueur de la respiration par ce temps, la marche sous le soleil d’hiver, peuvent assurément lever de tels chants. La chanson Locked-In concentre peut-être cette balance des énergies, absolument rutilante de ses attaques de basse et de la phrase, osons le mot, pop, du même instrument. Bien sûr les brouillards sont aussi présents, et certaines poches s’emparent de la brillance des instruments pour l’effilocher en vapeur d’harmoniques cadencés par de lointaines percussions mécaniques. L’harmonica peut y éclore et peu à peu échafauder le bâti mélodique. De tels moments semblent convoquer le fantôme de Nick Drake sous un soleil rasant le paysage encore givré, autant que le souvenir des Murder Ballads que Martyn Bates réalisa à la fin des années 90 en compagnie de Mick Harris. Un morceau entier, Older Day, est couvert de cette ombre, comme l’ubac de la vallée. Il présente sa face au nord, alors que Locked-In l’exposait au sud. Mais c’est bien le même relief. C’est bien le même folk des mortes saisons.

Aussi bien c’est avec de tels titres : « Le blues solaire », « L’Hiver chanta », que l’on saisit l’esprit de la contrée Eyeless In Gaza : un entrain mélancolique, une aurore boréale, une fraîcheur inondée de soleil.

 Denis Boyer