Rasalasad – Thismorphia

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This.co

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Fernando Cerqueira, musicien et libraire portugais, est un vétéran des sonorités audacieuses et des cultures parallèles. Pendant des années, sous le nom de Ras Al Ghul (« La tête du démon », en arabe), il a composé une musique électro chromée et linéaire, avant de se consacrer presque pleinement à Rasalasad (« La tête du lion », le nom d’une étoile) pour une musique plus hétéroclite, explorant tous les pans de l’expérimentation. Si c’est la face ambient qui est le plus souvent réfléchie, la noise music, le click, le spoken word et les textures postindustrielles peuvent aussi briller. En fait, il est assez difficile de situer Rasalasad dans un style particulier, de lui déterminer une signature. Les goûts, les envies, nombreux, priment l’unité.

C’est pourquoi le projet du CD Thismorphia entre directement dans la logique de Fernando Cerqueira. La plupart des pièces ont été réalisées en collaboration, ce qui les colore et les pondère aussi diversement. Les amitiés s’y reflètent car le label de Fernando Cerqueira, This.Co, est très actif et ses choix éditoriaux sont guidés par des affinités tant musicales qu’amicales.

C’est donc sans surprise que l’on retrouve les compagnons de longue date que sont Jarboe, Merzbow, Von Magnet ou Wild Shores. Tout sera alors affaire de dilution et de concentration, et il ne suffit pas de nommer pour absolument définir. Aussi souple que soit le geste musical dans Rasalasad, il ne dépasse pas un certain angle et c’est dans cette ouverture que s’insère l’apport collaboratif. Jarboe, depuis longtemps, dit plus qu’elle ne chante. Ici, son murmure glacé se pose sur un brouillard ambiant traversé de field recordings tout aussi nébuleux. Même exercice avec le spoken word fourni par Wild Shores – et c’est certainement le dernier enregistrement d’Evelyne Hebey – membre du trio et décédée pendant ce mois de mai 2017. À l’image de ce qu’elle avait fait pour leur reprise très personnelle de Siamese Twins sur la compilation de notre Feardrop 14, elle est parvenue à infuser une chaleur dans le froid métallique. La musique prend acte d’une telle différence avec l’apport de Jarboe, bien que subtile, en jouant bien plus sur les réverbérations qui vont comme minéraliser le canevas ambiant.

Ailleurs ce sont des fusions qu’il faut opérer lorsque les sources sont totalement instrumentales ou texturales. On goûtera particulièrement Spectre, réalisé avec Emil Beaulieu (pseudo de Ron Lessard, l’homme derrière le label RRR) : la pulsation onirique, noyée dans le bleu pâle, émerge en crête d’une boucle crépitante. Ce panorama fantomal se complète par un horizon de couchant orangé, une seule vague fuselée, bourdon d’harmonique court mais ample. On ne sait faire le départ entre les deux contributeurs. Seul compte l’harmonie de l’esprit global du morceau.

On appréciera également la tempérance que la collaboration avec Merzbow offre dans le morceau Axx, qui n’économise pourtant pas son venin : la brume spectrale de Rasalasad infectée de manière insidieuse par le grain saturé, surexposé de Masami Akita. Goutte à goutte jusque à atteindre un commun équilibre dans l’évocation de l’au-delà.

On pourrait encore citer le tribalisme exploré en compagnie de Smell and Quim  ou l’inquiétude partagée avec Anthony Burnham (Antonym) dans l’espace interstellaire… Il s’agit en fait, et c’est là l’intérêt majeur de la musique de Rasalasad, de saluer un art sonore ductile, miroir des saisons des musiques postindustrielles, partagé en mille facettes hétéromorphes mais recouvertes d’un même tain.

 Denis Boyer