Yannick Dauby – Vescagne, Salèse / (chǎng, factory)

R-6564944-1422114964-4106.jpeg

R-6564900-1422114536-1257.jpeg

Kalerne

www.kalerne.net

 

 

J’ai minutieusement exploré, dans les pages d’un numéro de Fear Drop consacré à l’esthétique musicale du vent, le livre disque Village, Vestiges (éd. Le coLLombier) que Yannick Dauby avait consacré, en compagnie de l’artiste Wan-Shuen Tsai, à deux villages, en France et à Taiwan, deux lieux de vie « en perdition / désertification ».

Ce n’est sans doute pas un hasard si Yannick Dauby me fait parvenir deux disques aux esthétiques si proches, publiés dans le même temps, consacrés l’un aux Alpes du sud (où il a longtemps vécu) et l’autre à Taiwan (où il vit actuellement). Sur l’un et l’autre de ces disques, Vescagne, Salèse et (chǎng, factory), il est de nouveau question de lieux désolés, abandonnés ou en passe de l’être.

 Sur ces travaux que la géographie oppose, Yannick Dauby applique, semble-t-il, une méthode identique : sentiment du lieu, imprégnation, respiration, captation, restitution. Cette dernière étape quant à elle a évolué au cours des années. Longtemps partagé entre le field recording pur et son altération par la composition, Yannick Dauby n’a jamais eu peur de l’abstraction. Il a traqué la poésie dans le réel, mais il a, avec une fréquence accrue, ajouté la beauté de son geste à celle du monde sonore qu’il capte. Ce sont maintenant des compositions, bénéficiant de traitement de sons, et parfois d’ajout de synthétiseurs. S’attacher au lieu, toujours, mais aussi revendiquer le filtre du spectateur / auditeur sensible, souverain.

Dans Vescagne, Salèse, Yannick Dauby arpente de nouveau ses Alpes. Au fil d’un col, celui de Salèse dans le Mercantour, Yannick Dauby s’est passionné pour le sommet Caïre Archas. C’est un ciel vaste qui englobe cette deuxième pièce de l’album, recevant l’appel de batraciens, un chant pastoral et ouvert que l’on découvre après que la marche dans le sol meuble nous a passionnés pour le sable et le vent, lequel est un manteau généreux pour la composition et l’imagination puisqu’il lui arrive d’évoquer l’eau autant que le minéral et de caresser toutes les formes de vie dont l’on devine l’empreinte sur ce chemin crépusculaire.

J’aurais donc imaginé que la première pièce du disque succède à celle-ci. Mais peu importe l’ordre, remontons-le : cette première pièce prend racine aux alentours du Col de Vence (qu’il avait déjà documenté pour Thomas Köner). Cette pièce, Lignite, est dédiée au minéral du même nom, extrait dans cette région, à Vescagne, jusqu’au milieu du vingtième siècle. Comme le vent amène parfois les fantômes de voix, Yannick Dauby remonte le temps pourrait-on croire, pour faire revivre une activité minière : l’eau sourd, et cette source enfle son bruit dans tous les espaces ; le ciel ouvert puis, bien vite, la résonance minière. Souterraine, aqueuse, la musique chemine alors dans l’obscurité et compense la vue basse par l’écho plein. Les heurts métalliques, à distance variable, forment relief avec l’eau qui continue sa fuite, organisent le rythme d’une marche et d’un souffle. C’est alors un monde nouveau qui s’ouvre sous le dôme, et les multiples résonances en profondeur organisent une vie où les quatre éléments se succèdent fraternellement au premier plan.

À Taiwan, dans l’album (chǎng, factory), Yannick Dauby assiste à la fin d’une structure industrielle, et il écrit, sous une forme poétique, la liste de ce qu’il enregistre, les gestes, la désaffection, la « machinerie assourdissante actionnée par des étudiants diplômés », des conduites inutilisables, etc. Pourtant, loin de jeter le son de la rouille, de la machine en colère, il peint ici comme à travers un verre dépoli ; la brume de toutes peines, celle de la machine comme celle de l’homme. Les tintements, les longs bourdons mêlés d’humus, dessinent le paysage entourant ce milieu sans joie. Au milieu filent les tâches et les allées vides qui les relient ou les séparent. Le rythme de la machine, quand il est mis au premier plan, mâche l’air pour l’égrener, les couloirs recèlent toujours d’harmonieux dessins métalliques, des formules sonores qu’on peine à contextualiser mais qui dénoncent encore leur origine industrielle. La nuit, car elle finit par tomber, la nuit articule sous la nappe de brume élégiaque, un discours d’éclosions, la lente transformation d’un brouet dans la chaleur de sa fermentation réverbérante.

J’ai ainsi remarqué que, ne se cantonnant pas au pur naturalisme, ou plutôt restituant l’homme à la nature, Yannick Dauby explore parfois ces environnements humains que beaucoup d’enregistreurs de terrain négligent ou fuient. J’ai remarqué également, que le problème du temps (le problème principal de l’homme), habite singulièrement ses travaux consacrés à l’environnement humain. Le fantôme d’une mine dans les Alpes, l’évanouissement d’une industrie, d’un modèle économique à Taiwan, se trouvent représentés, comme sur la dernière pièce de son CD Taî-pak thiaⁿ saⁿ piàn (2011), dans une texture onirique au potentiel mélancolique certain, mais aussi à la forte puissance métabolique. Il semble, à l’écoute de ces belles compositions, qu’une organicité épaisse régit le ballet des sons : ils sont déjà, décomposés par l’âge, le tempus fugit, le sic transit, malaxés d’enzymes, à redessiner un autre corps musical, le tableau de leur trame, le bourdon souterrain de la dissolution et de la recomposition. La musique de Yannick Dauby, appliquée à ces lieux, fait œuvre de salubrité écologique : elle recycle l’industrie des hommes plus vite, et peut être mieux, que le fera, après la fin de son passage, la nature elle-même.

Denis Boyer