The [Law-Rah] Collective & Cinema Perdu – Invocation

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Raubbau

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Toute musique de frontière lève un puissant pouvoir d’évocation. Et dans le tableau, le paysage sonore s’enrichit, issu d’un même mouvement, d’un double, imaginaire, totalement recréé. Pouvoir intime, ce privilège des musiques bourdonnantes est occasionnellement partageable lorsque l’évocation est suggérée par les mouvements et les textures ou même, de manière plus partiale, par le titre de l’œuvre. L’évocation de l’image relève ainsi le plus souvent d’une nature paysagère et géologique. Pour le reste, il convient d’être prudent. C’est pourquoi, considérant la difficulté du thème que les musiciens se sont imposé ici, il faudra s’attacher au titre choisi d’ « Invocation ». Car ce qu’on y entend dispose incontestablement à la mélancolie, à l’épanchement romantique et solitaire, qui accusera, selon l’auditeur telle tendance introspective et nostalgique ou telle autre. Précisons donc : pour l’Invocation, ce ne sont pas des esprits qu’ils veulent solliciter, mais des souvenirs d’amis disparus. Bauke van der Wal et Martijn Pieck ont l’habitude d’œuvrer ensemble, le plus souvent sous le nom de The [Law-Rah] Collective, projet initié par le seul van der Wal. Depuis quelques années, Pieck publie également en solitaire sous le nom de Cinema Perdu. Pourquoi avoir séparé ici leurs travaux, sur un même disque ? Tout d’abord, à l’exclusion d’un morceau de rencontre (le quatrième, le plus peuplé, on ne s’en étonnera pas), les deux musiciens ont réalisé des pièces en solo, deux chacun. Ensuite – je me permets cette extrapolation – c’est peut-être pour se conformer au thème du disque : l’invocation – plus encore que l’évocation – des amis perdus. Quoi de plus intime, idiosyncrasique ? Cette mise en musique ne peut décidément s’établir que de manière solitaire. Et lorsqu‘on œuvre à deux, il est juste dans ce cas de prendre des chemins isolés, quitte à les croiser sur une pièce commune. Le ton général de ce disque est, on l’a dit, profondément mélancolique, il est également brumeux, nimbé comme le souvenir timide, parcouru de cataractes comme les larmes retenues et investi de lumière comme le rappel du souvenir heureux. Si l’on doit distinguer les exercices des deux hommes, ce sera sur l’ampleur de la résonance. Martijn Pieck est certainement le plus saisi par une impression de perte, de dédale, il donne une respiration profonde à ses compositions, jusqu’à leur dessiner un contour d’immense salle souterraine dans quoi le drone s’effiloche et se perd. Ce filin argenté se desserre avant de se disperser et dans ce mouvement expansif, respiratoire, il miroite. À l’inverse, Bauke van der Wal fait du miroitement la paroi même de l’espace sonore dans lequel il évolue. Réverbéré, bouclé, pour ainsi dire mécanisé, le fuseau bleu gris palpite comme cœur d’amibe, réinvente le rythme délicat d’une peau d’écailles s’irisant timidement dans le frémissement inconscient des muscles superficiels. Sur cette surface peuvent alors éclore les bourgeons de souvenirs ; admettons ici qu’ils se dirigent vers les être aimés disparus. Ils renaissent des cellules de la mémoire, augmentés du sentiment que permet leur chimie. Ce disque est assez sobre pour autoriser chacun à plonger dans le drone ainsi festonné et à y greffer ses propres images de disparus.

Denis Boyer