Marchetti Lionel – Adèle et Hadrien (le livre de vacances) 2CD / Marchetti Lionel & Seijiro Murayama – Hatali atsalei (l’échange des yeux)

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Le livre de vacances d’Adèle et Hadrien met principalement en scène des voix d’enfants de la propre famille de Lionel Marchetti. Réalisés sur plusieurs années, les tournages sonores saisissent des dialogues d’enfants qui se savent en représentation mais qui souvent n’y prennent plus garde, habitués qu’ils sont. Par le jeu des pistes, de la composition, Marchetti a élaboré des scènes comme pour un film, qui, une fois assemblées, donnent l’illusion de la continuité. Des phrases reviennent, réminiscences comme le sont eux-mêmes les souvenirs d’enfance que la rêverie convoque chez l’adulte. Souvenirs de deux enfances choisies, soit, mais assez bien montés, respirés, pour évoquer parfois chez l’auditeur le spectacle ou l’infidèle mémoire de sa propre enfance. Les voix d’abord prédominantes, se laissent porter sur un courant sonore comme si les enfants remontaient vers une source de plus en plus bruyante. Les sons s’y élèvent, les voix chantent parfois, font l’œuvre profondément musicale – et c’est la condition pour que la rêverie soit active chez l’auditeur – en mêlant à ces étages vocaux les sons concrets et leur travail, avec la signature de Lionel Marchetti. On y entend jusqu’à l’orchestration dramatique avec piano, violon, flûte… et surtout ces nappes froides, ces crépitements pleins, ces mèches fouettées sans avertissement, ces chutes de pierre qui font le cœur plus attentif, et toujours ces amples résonances qui sont comme les reflets toujours fluctuants dans le miroir déformant, celui du passage vers la mémoire de l’enfance sans doute, quand tout est première expérience, où même la trivialité a des accents de gravité. A bien réfléchir, la musique de Marchetti est souvent lieu de passage. Pas uniquement parce qu’elle se laisse traverser – c’est le propre de beaucoup d’univers sonores – mais parce qu’elle sert de porte, sur un temps, un espace, un cosmos. En ce sens, elle joue un rôle chamanique et la collaboration avec S. Murayama en est un exemple exceptionnellement parlant. Le disque Hatali atsalei (l’échange des yeux) est une œuvre rituelle, elle pratique l’acte sacré qui permettra le déplacement de la conscience et son rapport avec une autre réalité, un autre temps. Elle emploie le vocabulaire des Navajos et évoque pour certains (Olivier Capparos qui signe les notes de livret), l’idéal de la musique rituelle grecque ancienne. Ainsi, c’est à la fois invention et référence que joue ce disque. Il invente dans sa densité, ses mises en sons, son langage, qui est avant tout celui de Marchetti : densité, compression, choc sourd, dramatisation du chant nocturne. Il observe d’un autre côté un alphabet sonore, une tradition millénaire, de l’incantation, la voix de Murayama (co-fondateur de A.N.P. avec K.K. Null) articulant animalité et plainte humaine, aboiement et chant, vibration de corde vocale et toussotement, tréfonds de l’âme humaine (sujet d’avant la subjectivité disait Bachelard) et observation quasi mathématique du rite. Moderne dans sa forme, griffé par le geste de Marchetti, ce tableau crépusculaire où seul brille un feu en rond, attire à lui les bruits tout aussi nocturnes, les percussions, les plaintes dont on ne sait décider l’origine, et les place dans un ordre ancestral, où l’organisation de la matière anticipe le rangement humain. L’esprit de Keiji Haino n’est pas loin, tout comme les fantômes d’Artaud et Daumal, qui avant Marchetti et Murayama, ont tenté de retrouver le chemin du chemin.

Denis Boyer

2009-02-22