Jazkammer – Balls the size of Texas, liver the size of Brazil / Marhaug / Asheim – Grand Mutation

Purplesoil
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Touch / La Baleine
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Manipulateur expérimenté de bruits divers, Lasse Marhaug façonne les échos industriels jusqu’aux distorsions de cordes, appliquant le collage et les déflagrations informatiques. Son exercice s’est toujours pratiqué de manière très organique, physique, il est tout autant héritier de la musique concrète que de l’édification industrielle. Cette sensitivité est à l’image de sa façon de jouer et de se situer dans la (les) scène(s) où son nom s’est répandu. Membre de longue date du collectif norvégien Origami Republika, il se place dans la continuité de nombreux artistes (dépassant le domaine de la musique), un artisan. Son affiliation assez récente à une certaine aristocratie de la musique expérimentale radicale ne semble en aucun cas le résultat d’un calcul. Lasse Marhaug est devenu une artiste de référence parce que son travail s’accompagne d’une véritable inventivité, et que le duo Jaz(z)kammer (voir Fear Drop 9), qu’il a fondé avec son compatriote John Hegre, s’est imposé parmi les plus fins dans le monde des émules de Merzbow (avec qui ils ont collaboré). Sur Balls the size of Texas, liver the size of Brazil, ils le dépassent dans la variété des sources, des densités et des luminosités, utilisent la saturation de préférence, mais aussi le bourdon, le long fil ténu et le faux reportage. La pause sert parfois le bruit qui couve (et qui explose dans un tourbillon évoquant Sonic Youth et Con-Demek), et il garde la couleur de ce qui a veillé sur son attente. Plus qu’avant, des morceaux presque entiers montrent un apaisement qui n’est qu’apparent pour qui sait guetter les zones de friction, s’attendre à la surchauffe. En tout point, la musique de Jazkammer est une préparation qui, au fond du chaudron, peut mijoter puis déborder si la température augmente. Le morceau Tentacles of broken teeth est témoin de cette tension. Blues for Sterling Hayden est plus critique encore, démonstration d’un retour confirmé aux cordes, qui bourdonnent en bas, et laissent s’envoler de très denses grincements semblant domptés au point d’exciter l’oreille sans l’énerver, la placer en état de plaisir extrême au seuil de l’instable, dans une vibration extatique. Mais c’est le morceau de conclusion, éponyme de l’album, qui est le plus surprenant, longue plage de calmes stridences de guitares, comme pour un refroidissement, qui voit les distorsions et les boucles chanter une mélancolie effilochée, virtuellement dévastatrice, mais ici apaisée dans les vapeurs oniriques. L’un des termes de la puissance : la contention. Chez Touch, Lasse Marhaug a publié son travail en compagnie de Nils Henrik Asheim, joueur d’orgue avec qui il a créé un accord presque thermique. Les sons de l’un et de l’autre, malgré le large panorama de Marhaug, n’ont d’abord que peu de liens. Leurs pratiques, largement abstraites pour les deux, les rapprochent davantage. Les sons d’orgue d’Asheim sont parfois bottelés en faisceau d’harmonique, sur lequel Lasse Marhaug vient coudre des tiges effrangées. L’orgue n’abandonne jamais sa pleine nature, sa vague puissante et large, quand bien même elle refroidit jusqu’à ressembler au cor anglais. Ce géant de lumière solide, jusque dans ses conduits les plus étroits, est rarement accompagné de la sorte. Lasse Marhaug a tissé son habit de bruit, de bourdonnements appariés ou de frictions urticantes. Quelle gravité dans cette décoration de l’orgue ? Pas de réponse si l’on fait l’économie d’une écoute essoufflée, d’une plongée physique dans la matière sonore, qui procure un autre accès au sacré, celui des forges sans doute. N’y a-t-il pas quelque beauté dans la gerbe d’étincelles qui accompagne le ciselage de la pièce de métal ? Saisir plus loin que dans l’instant de leur extraction la sensuelle harmonie du lisse et du grain, jusque dans leur plus grand apaisement mélancolique, leur ébauche d’une mélodie d’appel (Phoneuma, Clavaeolina), ou les suivre lors d’un grand combat, un rugissement sec où les orgues en belles cavalières tracent le chemin que sillonnent les syncopes de Lasse Marhaug, rappelant précisément, sur le morceau Magnaton, les apocalypses de Tetsuo Furudate. Dans ces extrémités de température, dans ce temps bloqué sur la fusion et ses mouvements, l’esthétique industrielle répond à l’orgue pour opérer cette grande mutation, l’hybridation des deux fonds musicaux.

D.B.

2007-11-11